Comprendre les kokeshi amabie

L'amabie est un yokai aquatique dont on parle beaucoup au Japon, à la faveur de la crise sanitaire. Amabie prédit les épidémies et guérit les malades... mais voyons voir en détail de quoi il retourne.

Qu'est-ce que c'est une kokeshi Amabie ?


C'est quoi un yokai ?

« Yokai » est un mot générique employé pour désigner les êtres surnaturels du folklore japonais. Fantômes, objets animés, créatures monstrueuse s ou même divinités peuvent être appelées « yokai ». Au Japon, les yokai ne datent pas d'hier : on trouve des représentations de ces créatures dès le 8e siècle. Elles feront aussi un excellent sujet d'estampes pendant l'ère Edo, durant laquelle le répertoire des yokai s'enrichit.

Cette culture autour des yokai a eu le temps de s'estomper au fil des siècles, mais le travail de Mizuki Shigeru dans les années 1970 leur redonne une grande popularité. Les êtres surnaturels sont en effet nombreux dans les mangas de ce grand artiste, à qui l'on doit entre autres Non-Non-Ba, Kitaro le Repoussant... Des récits fortement inspirés de son enfance auprès d'une grand-mère aux talents de conteuse. Il constitue également plusieurs anthologies de yokai qui servent encore de base d'inspiration à beaucoup de créateurs et illustrateurs aujourd'hui !


L'amabie en détails

Le yokai Amabie, dessiné par Mizuki Shigeru

Le yokai Amabie, dessiné par Mizuki Shigeru

L'amabie a été aperçue pour la première fois en 1846, dans la province de Kumamoto. Plusieurs personnes rapportent avoir vu une présence brillante dans la mer ; alors, on dépêche un fonctionnaire pour examiner la question.

Le fonctionnaire se déplace jusqu'au rivage. Il observe lui aussi cette présence lumineuse qui se rapproche, et le yokai sort de l'eau. Ses cheveux sont longs, très longs, et son corps est couvert d'écailles, comme un poisson. Elle a un bec d'oiseau, et trois pattes, ou trois queues. Elle livre un message au fonctionnaire : « Si une maladie se répand, montrez une image de moi à ceux qui sont malades, et ils guériront ».

D'autres yokai à trois pattes, doués du don de prédiction et vivant dans la mer, ont été aperçus à plusieurs reprises au Japon. On les appelle « amabiko ».

L'amabie était un yokai « secondaire », nettement moins connu que d'autres comme le kappa, oni l'ogre japonais, rokurokubi, yuki-onna... jusqu'à ce que l'épidémie du covid-19, début 2020, ne se répande à l'échelle mondiale.


Amabie, plus jolie en kokeshi

Beaucoup d'artisans, d'artistes, de graphistes japonais ont livré leur interprétation de ce yokai. Les artisans kokeshi n'ont pas été en reste !

Très impacté par la perte quasi-totale du tourisme, Sato Hideyuki (style Yajiro, préfecture de Fukushima) dit qu'il a commencé très tôt dans l'année (2020) à fabriquer des kokeshi Amabie, et qu'elles ont représenté la majorité de ses ventes du printemps.

A Sendai, Hayasaka Masahiro (style Togatta) m'a dit que, se sentant pris au dépourvu par la situation, il a consacré lui aussi son printemps aux kokeshi à l'image d'Amabie.

J'ai rassemblé ci-dessous quelques exemples de kokeshi Amabie :

La plupart des interprétations se situent du côté du mignon, avec des couleurs tirant volontiers sur le bleu ou le rose. Le yokai est visiblement « gentil », bien intentionné. Les écailles en particulier sont mises en avant.


Au-delà de la présence encore très vivace du surnaturel dans le Japon contemporain, deux choses m'intéressent particulièrement dans cette multiplication de kokeshi Amabie : l'effacement des frontières entre dento et sosaku (traditionnel et créatif) ; et un certain retour vers des thèmes des kokeshi « souvenir ».


L'effacement des frontières entre dento et sosaku


Lorsqu'on explique la différence fondamentale entre les artisans sosaku et les artisans traditionnels, il est facile d'être un peu caricatural. Les premiers suivent leur inspiration du moment, sans contrainte de technique, de forme, de couleur ou de motifs. Les seconds font évoluer leurs modèles dans un cadre plus restrictif, qui leur demande de suivre les codes d'un style traditionnel précis (c'est notamment nécessaire pour présenter des pièces aux compétitions nationales).

Mais :

  • les artisans créatifs ont eux aussi une histoire qu'ils s'efforcent de respecter (perceptible en terme de formes et de techniques)

  • les artisans traditionnels ont aussi une créativité importante, et réalisent des pièces qui s'affranchissent des codes traditionnels

Résultat ? Il est difficile, à première vue, de statuer si ces Amabie, plus haut, sont fabriquées par des artisans sosaku (créatifs) ou non... (psst: la 2 et la 3 sont le travail d’artisans traditionnels !)


La réappropriation des codes de l'omiyage


C'est un sujet qui mériterait certainement un article entier !

Les kokeshi omiyage, presque plus produites de nos jours, ont été très populaires dans les années 1950 à 1970. Elles prenaient volontiers comme sujet une particularité locale, un paysage célèbre... et c'est justement cet aspect « anecdotique » qui les a rendu si populaires.

Par exemple, les voyageurs ramenaient une kokeshi avec des ilôts couverts de pins, pour se rappeler d'un séjour à Matsushima. On trouvait des kokeshi représentant des tanuki, ce chien viverin endémique à qui on prête des pouvoirs surnaturels.


De l'autre côté, les kokeshi traditionnelles s'inscrivent dans une idée de transmission, et de reproduction des modèles anciens. Un artisan a généralement beaucoup de fierté à reproduire, par exemple, une kokeshi conçue par son grand-père. Historiquement, leur créativité se développait vers l'invention de nouvelles formes, la déclinaison des motifs...


A mon sens, les jeunes artisans actuels hésitent beaucoup moins à s'inspirer de la culture populaire japonaise et des marqueurs de saison. On voit un nombre grandissant d'artisans fabriquer des kokeshi mettant à l'honneur une spécialité culinaire, des temps forts comme le printemps, Halloween, Noël... et les yokai, comme Amabie.


Je serais ravie de lire votre avis sur la question !


[illustrations: dans le bloc de 6 images, les photos 1, 4, 5, 6 sont tirées du compte IG @usaburo, elles ont été prise lors d’une exposition de kokeshi créatives. Les photos 2 et 3 sont de ma collection : une kokeshi de Hayasaka Masahiro, et une autre de Sato Hideyuki. Les 2 dernières Amabie sont de Miura Setsuko (en mauve) et Hayasaka Toshinari.]

Laetitia Hebert2 Comments